19 juin 2012
Benoît, 48 ans, enseignant, père de deux filles de 17 ans et 15 ans, le constate avec tristesse : ses enfants et lui ont fait l’amère expérience du conflit d’autorité, si fréquent lors des séparations. « Quand nous étions mariés, nous étions d’accord sur toutes les questions d’éducation. Lorsque nous avons divorcé, tout est devenu source de conflit. Pour moi, ce n’est pas une question de conflit d’autorité, c’est un problème de couple qui s’exprime à travers l’exercice de l’autorité, parce que c’est le dernier lien, le seul moyen de maintenir le contact. »
Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne, n’est pas surprise d’un tel témoignage : « Un rapport de force s’établit entre les parents, surtout si le divorce est conflictuel. Chacun a peur que l’autre prenne le dessus sur l’enfant. » Cette rivalité dont il est l’enjeu entraîne forcément des conséquences, quel que soit son âge : « Quand les enfants sont très petits et sans autonomie psychique, ils se vivent comme des balles de ping-pong lancées d’un parent à l’autre. C’est très dévastateur et déstabilisant. » En effet, coincés entre papa et maman, ils ne savent pas, et ne peuvent pas savoir, où se situe la « bonne parole ». Leurs parents sont deux références, deux points d’étayage indispensables. Si chacun met en doute le discours et les décisions de l’autre, c’est la catastrophe. Non seulement l’enfant ne sait plus où se situer, mais l’affrontement parental le renvoie à une négation de lui-même, en tant qu’être issu de ses deux parents.
Béatrice Copper-Royer emploie le terme de « maltraitance » pour qualifier l’atteinte portée aux enfants. Serge Tisseron, pédopsychiatre, parle lui de « conflit de désaveu d’autorité » pour les cas les plus graves : « Ce que les parents doivent réaliser, c’est que celui qui désavoue l’autre sape sa propre autorité, car l’enfant perd confiance non seulement dans le parent désavoué, mais aussi dans celui qui désavoue. Il ne peut renier un de ses deux parents. En conséquence, il peut renier les deux ! C’est tout le système éducatif intériorisé par l’enfant qui est détruit, il ne peut plus s’appuyer sur quoi que ce soit, il n’a plus de boussole intérieure. »
Au quotidien, cela entraîne des réactions telles que le refus d’obéir, les fugues, les crises de rage, les échecs scolaires – espace idéal pour contester les demandes parentales… À l’adolescence, les problèmes peuvent prendre une tournure plus radicale. Leila, bientôt 18 ans, ne supporte plus aucune parole adulte : « Ma mère me dit des horreurs sur mon père. Lui ne dit rien, mais je sais ce qu’il en pense. Ils m’explosent la tête. Les adultes, en fait, ils font n’importe quoi. » La jeune fille enchaîne les quatre cents coups avec ses copines, sèche les cours…
La spécificité psychique de la séparation pour l’enfant (et encore plus pour l’adolescent) tient dans ce parent absent qui prend une dimension fantasmatique : son « fantôme » occupe tout l’espace. Une ambivalence qui provoque agressivité, opposition, mais aussi culpabilité : comment éprouver des sentiments hostiles à l’égard de ses parents ? Certains enfants retournent cette violence contre eux-mêmes : scarifications, conduites à risques, tentatives de suicide forment la triste litanie des atteintes que les psys tentent de panser. « Les enfants eux-mêmes entrent parfois dans un système de manipulation, souligne Béatrice Copper-Royer. Ils espèrent inconsciemment en tirer deux bénéfices : d’une part, obtenir quelque chose du conflit – une autorisation, un objet, de l’argent (“Papa, lui, il est ok”) ; d’autre part, paradoxalement, parvenir à maintenir un contact entre ses parents à son égard, même dans le conflit (“Tout, plutôt que mes parents m’ignorent”). » Serge Tisseron abonde dans le même sens : « Les enfants, quel que soit leur âge, font en sorte qu’aucun des parents ne parvienne à régler le problème seul. Ainsi, ils sont obligés de se parler, même si c’est pour se disputer. »
Au-delà de ces manipulations inconscientes s’ajoute un écueil : celui de l’absence d’autorité. De nombreux pères et mères séparés ont peur de perdre l’amour de leurs enfants en les frustrant, en étant autoritaires. Ils craignent parfois que ceux-ci choisissent de ne plus les voir, préfèrent vivre avec « l’autre », et versent alors dans une attitude que le pédopsychiatre Daniel Marcelli qualifie de « séducation », cajolant pour faire respecter la consigne ou renonçant tout simplement à la faire appliquer. Comment l’autre parent peut-il alors faire valoir son autorité ? Il est forcément perdant à exiger, ordonner, punir… « J’ai le mauvais rôle toute la semaine et, quand les filles vont chez leur mère, c’est la fête, rien n’est grave, les devoirs sont faits ou non. Le lundi, c’est dur… résume Benoît. Je n’arrive pas à en parler avec mon ex-femme (“Tu les as toute la semaine, à toi les emmerdements, moi j’en profite le week-end”). » Pourtant, éviter de tomber dans le piège est moins difficile qu’il n’y paraît. Même s’il est des cas où les seules intelligence et bonne volonté ne suffisent plus (cas pathologiques, violences conjugales, perversité, etc.), il faut d’abord parvenir à se sentir suffisamment adulte pour s’oublier un instant au profit de ses enfants.
Bien entendu, pas question de critiquer l’autre parent devant eux. La seule conduite à suivre reste la concertation pour les grandes décisions (choix d’études, établissements scolaires, etc.) et que chacun règne chez lui. « L’un et l’autre doivent passer un contrat pour chaque maison : “Ici, ça se passe comme ça, chez ton père (ou ta mère), c’est différent”, conseille Béatrice Copper-Royer. Il s’agit d’affirmer tranquillement la règle de vie chez soi et se dire que, de toute façon, ce qui se passe chez l’autre nous échappera toujours. »
Les enfants ne souffrent pas de passer de l’un à l’autre, « à condition que les règles soient explicites », remarque Serge Tisseron. « Au début, ça m’exaspérait de voir mon fils arriver à la maison le tee-shirt en tire-bouchon, raconte Soizic, 36 ans, divorcée et mère de Clarence, 8 ans. Puis j’ai réussi à relativiser. Dans le fond, quand il part en vacances chez mes parents, je suis tout aussi exaspérée (les chaussettes dans les sandales), et je ne dis rien… » Selon Serge Tisseron, c’est là le bon chemin : « Pour les enfants, cela devient un enrichissement formidable, un espace de liberté, car ils sont alors nourris d’influences diverses, qui ne peuvent que leur ouvrir l’esprit… » Et dans le fond, nous leur devons bien cela.
Divorcer, ne plus être en couple et rester cependant des parents cohérents est souvent le parcours du combattant. Même si l’on essaie de faire au mieux, il y a toujours des ratés qui, même anodins, peuvent être graves pour les enfants, car ceux-ci ne connaissent pas la nuance. Un désaccord mineur, une petite incohérence, et l’idée de couple parental peut s’écrouler en même temps que les repères et les règles dont ce couple était garant. Personne n’est plus d’accord ? Chacun fait ce qu’il veut ? Pourquoi ne ferions-nous pas de même ? Et la vie se met à marcher sur la tête… Il faudrait donc que les parents se concertent, mais surtout parlent à leurs enfants. Et disent (sans jamais entrer dans la confidence) leurs difficultés de parents séparés : « Se séparer quand on s’est aimés n’est pas facile. Depuis, par rapport à vous, on se trompe souvent, on n’est pas toujours cohérents. Mais on a tous les deux, parce qu’on vous aime, le souci de vous éduquer pour que vous puissiez réussir votre vie. Quand ça ne va pas, parlez-nous ! »
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